8.2 Tarification et segmentation des risques

Ce qui est particulièrement intéressant de la crédibilité de Bühlmann-Straub est qu’elle peut être utilisée dans les modèles de tarification qui segmentent les risques.


8.2.1 Rappel

L’une des grandes caractéristiques de l’assurance est que tous les individus ne sont pas égaux devant le risque. Certains assurés sont en effet plus dangereux que d’autres. Ainsi, au-delà de déterminer le juste prix du risque à chaque assuré, la segmentation des risques implique aussi ce qui est désormais appelé la guerre de l’antisélection.


Exemple 8.5 Supposons un cas simple d’une assurance pour vol pour de baggages, où nous supposons les éléments suivants:

  • Nous travaillons avec deux types d’assurés \(A\) et \(B\);
  • Nous avons le même nombre d’assurés de chaque type: \(n_A = n_B\);
  • Les distributions de perte suivantes:

\[\begin{equation*} S_A = \begin{cases} 0 & \text{avec probabilité de } 90 \%\\ 250 & \text{avec probabilité de } 10 \%\\ \end{cases}, \end{equation*}\]

\[\begin{equation*} S_B = \begin{cases} 0 & \text{avec probabilité de } 80 \%\\ 250 & \text{avec probabilité de } 20 \%\\ \end{cases}, \end{equation*}\]

Calculez la prime pure pour le cas où:

  1. L’actuaire est au courant des différences entre les risques;
  2. L’actuaire n’est pas au courant des différences entre les risques.
Solution

Nous pouvons faire quelues observations:

  1. Le portefeuille est composé de \(n_A + n_B\) individus;
  2. Les risques ne sont donc pas identiquement distribués.

Deux situations sont à analyser:

1- L’actuaire est au courant de la différence entre les deux groupes. Ainsi, la prime pour chacun des groupes est:

\[\begin{eqnarray*} \text{Prime nette}_A = E[S_A] &=& 25 \\ \text{Prime nette}_B = E[S_B] &=& 50 \end{eqnarray*}\]

2- L’actuaire n’est pas au courant de la différence entre les deux groupes. Ainsi, pour lui, tous les assurés sont similaires. Il propose donc la même prime aux deux groupes d’assurés. Plus précisément, il voit la sinistralité de son portefeuille comme:

\[\begin{equation*} S_{AB} = \begin{cases} 0 & \text{avec probabilité de } 85 \%\\ 250 & \text{avec probabilité de } 15 \%\\ \end{cases}, \end{equation*}\]

Ainsi, la prime calculée est:

\[\begin{eqnarray*} \text{Prime nette}_{AB} = E[S_{AB}] = 37.50 \end{eqnarray*}\]


Exemple 8.6 Pour la compagnie d’assurance # 2 du deuxième actuaire, quelles seront les conséquences de l’hétérogénéité de ce portefeuille si une autre compagnie d’assurance, la compagnie # 1 du premier actuaire, arrive dans le marché et tarifie correctement selon le groupe?

Solution

Si on suppose que le comportement des assurés ne se base que sur le montant de la prime, en excluant toutes les autres considérations de service à la clientèle, les assurés iront toujours vers l’assureur offrant la prime la plus basse:

  • Les membres du groupe A iront s’assurer dans la compagnie d’assurance # 1 car la prime proposée est de \(25\), au lieu de \(37.50\).
  • Les membres du groupe B resteront dans l’assureur # 2 car la prime qu’ils ont est de \(37.50\), au lieu d’une prime de \(50\) proposée par l’assureur # 1.

En conséquence, l’assureur #1 attirera tous les membres du groupe B, et l’assureur #2 aura tous les assurés du groupe A.

L’assureur #2 ne tarifie pas selon le risque réel, et aura des pertes de:

\[\begin{eqnarray*} \text{perte} &=& \text{sinistres à payer} - \text{primes à recevoir}\\ &=& n_B \times 50 - n_B \times 37.50 \\ &=& n_B \times 12.50 \end{eqnarray*}\]

L’assureur #1, quant à lui, tarifie selon le risque réel car la prime offerte aux assurés du groupe A correspond à la perte moyenne des membres de ce groupe, soit \(25\).

En conclusion:

  • Les résultats technique de la seconde compagnie seront équilibrés;
  • La première compagnie subira de fortes pertes.

Dès qu’un assureur introduit une nouvelle variable efficace et pertinente dans sa tarification, les compétiteurs n’utilisant pas cette nouvelle variable vont nécessairement subir des pertes. Nous constatons ainsi ce que nous appelons une spirale de segmentation.


Les modèles de tarification avancés incluent des covariables afin de tarifier en fonction des caractéristiques de l’assuré. Dans le cours ACT2060, des modèles de biais minimums ont été introduits. Dans des cours plus avancés ou même à la maitrise, des approches de type GLM (Generalized Linear Models) ou GLMM (Generalized Linear Mixed Models) sont utilisés.

Dans ces situations, des relativités sont intégrées dans la structure de tarification de l’assureur.


Exemple 8.7 On suppose qu’une compagnie d’assurance segmente son portefeuille en se basant sur 3 caractéristiques du risque, soit l’âge de l’assuré, le sexe de l’assuré et son territoire. En utilisant un modèle de tarification basé sur la théorie des GLM, la prime de base générée est de \(500\$\), et les relativités obtenues sont:

\[\begin{align*} r_{sexe} &= \begin{cases} 1.00 & \text{si l'assuré est un homme }\\ 1.50 & \text{sinon} \\ \end{cases}\\ r_{age} &= \begin{cases} 2.00 & \text{si l'assuré a moins de 30 ans }\\ 1.20 & \text{si l'assuré a entre 30 et 45 ans }\\ 1.00 & \text{sinon} \\ \end{cases}\\ r_{terr} &= \begin{cases} 1.60 & \text{si l'assuré vit dans la région de Montréal }\\ 1.10 & \text{si l'assuré vit dans la région de Québec }\\ 0.75 & \text{si l'assuré vit en Gaspésie }\\ 1.00 & \text{sinon} \\ \end{cases} \end{align*}\]

Calculez les différentes primes possibles en fonction des caractéristiques de l’assuré.

(Exemple à faire en classe)

Le dernier exemple utilisait 3 variables de segmentation actuellement utilisées en tarification, mais fortement susceptibles d’être interdites en assurance dans les prochaines années.


Les deux derniers modèles de crédibilité que nous avons vus, soit la crédibilité bayésienne de base, et le modèle de crédibilité de Bühlmann, ne sont pas tout-à-fait adaptés à l’utilisation de variables de segmentation. Il faut généraliser ces deux approches.


Au lieu de supposer que le profil de risque inconnu d’un assuré, habituellement modélisé par la variable aléatoire \(\Theta\), corresponde au paramètre de la distribution conditionnelle, on pourrait utiliser \(\Theta\) comme un bruit autour du paramètre.


8.2.2 Poisson-gamma

Supposons maintenant que nous avons \(S_t|\Theta = \theta \sim Poisson(\lambda_t \theta)\), avec \(\Theta \sim gamma(\alpha, \tau)\). Nous aurions ainsi la fonction de probabilité et la fonction de densité suivante:

\[ \underbrace{\Pr[S_t=s_t|\Theta=\theta] = \frac{(\lambda_t \theta)^{s_t} e^{-\lambda_t \theta}}{s_t!}}_{\text{Distribution conditionnelle}} \text{ pour } s_t \in \mathbb{N}\]

\[ \underbrace{f(\theta) = \frac{\tau^{\alpha}}{\Gamma(\alpha)} \theta^{\alpha - 1} e^{-\tau \theta}}_{\text{Distribution a priori}}, \text{ pour } \theta > 0, \text{ et } \alpha > 0, \tau >0.\]

Ce modèle est différent de celui que nous avions étudié au chapitre sur la crédibilité bayésienne. Ce n’est pas le paramètre \(\lambda_t\) qui est aléatoire, mais un facteur multiplicatif \(\Theta\).


Exercice 8.1 Calculez la prime de risque et la prime collective de ce modèle.

(Exercice à faire en classe)

Puisque nous supposons maintenant que l’hétérogénéité \(\Theta\) est un bruit autour de la moyenne \(\lambda_t\), mais aussi pour des raisons computationnelles que nous ne couvrirons pas dans ce cours, nous paramétriserons la distribution de \(\Theta\) de manière à ce que \(E[\Theta] = 1\).

Ainsi, le modèle Poisson-gamma s’exprime plutôt comme \(S_t|\Theta = \theta \sim Poisson(\lambda_t \theta)\), avec \(\Theta \sim gamma(\alpha, \alpha)\):

\[\begin{align*} {\Pr[S_t=s_t|\Theta=\theta] = \frac{(\lambda_t \theta)^{s_t} e^{-\lambda_t \theta}}{s_t!}} \text{ pour } s_t \in \mathbb{N}\\ {f(\theta) = \frac{\alpha^{\alpha}}{\Gamma(\alpha)} \theta^{\alpha - 1} e^{-\alpha \theta}}, \text{ pour } \theta > 0, \text{ et } \alpha > 0, \tau >0. \end{align*}\]


Exercice 8.2 Calculez \(E[N_t]\) et \(Var[N_t]\) pour ce modèle.

(Exercice à faire en classe)

La variable aléatoire \(\Theta\) modélise le niveau de risque inconnu. Puisque \(E[\Theta] = 1\), on peut voir qu’un assuré ayant un \(\theta < 1\) réclamera moins que la moyenne du portefeuille, alors qu’un assuré ayant un \(\theta > 1\) est un assuré qui réclamera davantage.

Une manière intuitive de comprendre cette forme d’hétérogénéité est d’y voir un paramètre englobant toutes les caractéristiques de l’assuré qui ne sont pas prises en compte dans la classification:

  • parce qu’il n’est pas permis de les utiliser: âge, sexe, religion, territoire, etc.

  • parce qu’il est impossible de les mesurer: maturité, qualité des réflexes, aggressivité ou colère au volant ou propension à prendre de l’alcool en conduisant pour l’assurance automobile, etc.


Exercice 8.3 Pour le modèle \(S_t|\Theta = \theta \sim Poisson(\lambda_t \theta)\), avec \(\Theta \sim gamma(\alpha, \alpha)\), trouvez les distributions et les primes suivantes:

  1. La distribution marginale de \(S_{t}\);
  2. La distribution a posteriori de \(\Theta\), sachant \(S_{1}=s_{1}, \ldots,S_{T}=s_{T}\);
  3. La distribution prédictive de \(S_{T+1}\), sachant \(S_{1}=s_{1}, \ldots ,S_{T}=s_{T}\).
  4. La prime de risque;
  5. La prime collective;
  6. La prime prédictive au temps \(t=T\).
(Exercice à faire en classe)

Nous pouvons faire quelques observations sur ce nouveau modèle de tarification:

  • Un nouvel assuré est tarifé à une prime \(\lambda_t\), qui inclut des composantes de segmentation;

  • La prime prédictive est basée sur le nombre de réclamations passés, mais aussi sur les valeurs de \(\lambda_t\) passées;

  • Un assuré aura une augmentation de prime si \(\sum_{t=1}^T s_t > \sum_{t=1}^T \lambda_t\), c’est-à-dire s’il réclame davantage de sinistres que ce à quoi l’assureur s’attendait;

  • Il n’y a pas de pondération temporelle des sinistres: un sinistre réclamé il y a 10 ans a autant de poids dans le calcul de la prime future qu’un sinistre réclamé l’an passé.


En assurance non-vie, ce dernier modèle Poisson-gamma est très proche de ce qui est réellement utilisé en pratique. Par contre, comme nous l’avons vu dans le cours ACT2060, le passage entre le calcul d’une prime théorique (ici la prime pure) à la prime commerciale implique de nombreuses autres transformations:

  • Chargement de sécurité, taxe, profits, frais fixes et variables, etc.

  • Considérations de marketing, où l’augmentation et la diminution de la prime annuelle est souvent limitée pour garder un maximum de clients, etc.


Exercice 8.4 On suppose \(S_t|\Theta = \theta \sim Poisson(\lambda_t \theta)\) avec une hétérogénéité Gamma avec paramètre (\(\alpha = 2,\alpha = 2\)). Déterminez la prime prédictive au temps \(T=7\) de l’assuré s’il a eu les primes a priori et l’expérience de sinistre suivantes:

Année Prime a priori Nb. de sin.
1 0.150 0
2 0.175 1
3 0.250 0
4 0.250 4
5 0.100 0
6 0.122 1
7 0.144 ?

Avant de faire les calculs, il faut bien réaliser qu’un assuré paye la prime en début d’année, et subit des sinistres pendant l’année.

(Exercice à faire en classe)

8.2.2.1 Crédibilité de Bühlmann-Straub

Exercice 8.5 Montrez comment le mélange \(S_{t}|\Theta \sim Poisson(\lambda_{t} \Theta)\) avec \(\Theta \sim Gamma(\alpha, \alpha)\) se modélise par le modèle de crédibilité de Bühlmann-Straub.

(Développement à faire en classe)

Il est intéressant de bien comprendre le dernier exemple:

  • On inteprète \(\lambda_{t}\) comme le poids \(W_t\) accordé à l’expérience de sinistre de l’assuré pour son contrat \(t\);

  • Il est injuste de comparer directement l’expérience de sinistre de deux assurés sans inclure la prime a priori \(\lambda_{t}\) de chaque assuré, pour chacun de leur contrat \(t\), dans la comparaison;

  • Plus \(\lambda_{t}\) est élevée, plus on s’attend à avoir une expérience de sinistre élevée.